Dans son ouvrage passionnant, Disalienation. Politics, Philosophy, and Radical Psychiatry in Postwar France [1], Camille Robcis s’intéresse à l’histoire française de la psychothérapie institutionnelle des années 1945 (depuis son développement au sein de la clinique de Saint-Alban autour du psychiatre et psychanalyste François Tosquelles) jusqu’aux années 1975. En mettant en réseau les figures de François Tosquelles, Frantz Fanon, Jean Oury, Félix Guattari et Michel Foucault afin de faire dialoguer les textes et perspectives, Camille Robcis cherche à retracer l’histoire clinique d’une pratique – celle de la psychothérapie institutionnelle où se sont établis des rapports nouveaux entre psychiatrie, psychanalyse, politique et institutions de soin – et l’histoire politique (intellectuelle) d’une pensée de la désaliénation. Ces deux histoires se sont entremêlées après la Guerre au sens où l’aliénation fut comprise depuis la double dimension explorée par Jean Oury, celle d’« aliénation sociale » et d’« aliénation psychopathologique [2] », et où Marx et Freud étaient, pour Tosquelles, les « deux jambes » de la psychothérapie institutionnelle (l’une devant toujours suivre l’autre).
Une histoire collective et transnationale
Chaque chapitre de l’ouvrage est consacré à une ou deux des cinq figures intellectuelles et leurs rapports sont envisagés depuis une appartenance à un espace problématique commun plutôt qu’en termes d’influence directe. Avant d’être une École ou un point de vue théorique, Robcis montre en quoi la psychothérapie institutionnelle s’est élaborée comme un mouvement de pensée inextricablement lié à des pratiques, à des amitiés intellectuelles, formant un monde dans lequel ont circulé philosophes (Georges Canguilhem), psychanalystes (Jacques Lacan, Félix Guattari), cliniciens, mais aussi poètes (Paul Éluard) ou artistes (Jean Dubuffet). C’est cette « constellation » (p. 13) de pratiques que veut retracer Robscis en faisant dialoguer les pensées des auteurs considérés, sans jamais les abstraire des contextes politiques et des communautés de vie (notamment les lieux de soin) au sein desquels elles s’inscrivent. En ce sens, l’enquête de Robscis défait le mythe de l’auteur solitaire pour montrer à l’inverse l’importance des dialogues, échos, reprises et celle des conditions (matérielles, collectives, affectives) grâce auxquelles s’élabore toute pratique de pensée. Elle ouvre aussi vers une histoire transnationale de la psychothérapie institutionnelle – non franco-centrée – en mettant au jour l’importance de l’expérience catalane de François Tosquelles au sein du POUM (Parti Ouvrier d’Unification Marxiste) ou de la pratique psychiatrique de Frantz Fanon en Algérie puis en Tunisie.
Réparer les institutions cliniques
Une dimension fondamentale de la psychothérapie institutionnelle est la conviction que le soin (care) apporté aux souffrances psychiques doit prendre place à l’intérieur d’institutions, soit d’organisations ouvertes et mouvantes, faisant circuler les pratiques thérapeutiques, les modes d’attention ou de perception et les désirs [3]. Les rapports soignant.es-patient.es s’y tissent de manière non hiérarchique et ouvrent la possibilité de réparer, pour reprendre les mots de Tosquelles, « la vie elle-même » (p. 2). La psychothérapie institutionnelle s’est élaborée en résistance à l’état de délabrement radical des hôpitaux psychiatriques sous l’Occupation allemande (pénurie de nourriture, de médicaments) conduisant à la mort de plus de 40 000 patients (p. 1). Ainsi que le montre Robcis, l’effort psychiatrique mené à Saint-Alban sous l’impulsion de Tosquelles à partir de 1940 avait pour objectif de prendre au sérieux l’oppression psychique et politique provoquée par les formes « concentrationnaires » et « totalitaires » de pouvoir. Cela rejoint la définition proposée par Jean Oury en 1970 de la psychothérapie institutionnelle, conçue « comme un ensemble de méthodes destinées à résister à tout ce qui est concentrationnaire ou ségrégatif [4] », soit les formes d’occupations mentales indissociables des systèmes autoritaires, fascistes, d’oppression ou de colonisation.
Cela signifie que les névroses et psychoses prennent leur forme singulière à l’intérieur de contextes politiques auxquels elles ne sauraient cependant se réduire ; cela signifie aussi que les institutions psychiatriques sont des lieux sociaux et politiques dont l’agencement architectural, la circulation avec le dehors, l’organisation journalière et les liens intersubjectifs qui s’y nouent, doivent être au cœur de la clinique. Si la question de l’agencement et de l’organisation des institutions de soin est aussi centrale, c’est parce qu’elle se lie à une conception non étroitement pathologisante des souffrances psychiques et à l’importance conférée à l’horizontalité des relations sociales dans leur transformation (relations entre patient.es, entre soignant.es, avec toute personne prenant part, d’une manière ou d’une autre, à l’institution et ainsi dotée d’un « coefficient thérapeutique [5] »). Lors de son séjour de quinze mois à Saint-Alban en 1952, Fanon découvre par exemple les ressources du psychodrame ou de la musique dans l’élaboration de nouveaux circuits d’affects, de désirs et de paroles, nécessaires pour que « la folie puisse dire son mot et se réélaborer [6] ».
Lorsqu’il est nommé à l’hôpital de Blida, en Algérie, en octobre 1953, Fanon cherche tout d’abord à « soigner l’institution » (p. 61) puisque l’hôpital est surpeuplé et que les conditions d’accueil et de soin y sont très dégradées (port de l’uniforme pour les patients, absence d’activités culturelles ou artistiques, ségrégation des patients qui n’ont que peu de contact avec les soignants). Par l’organisation d’ateliers de couture, poterie, jardinage, sport, par l’instauration du Café Bon Accueil ou d’une nouvelle bibliothèque, Fanon cherche à revitaliser l’espace clinique afin que se créent de nouveaux liens aux autres et donc à soi. C’est ce même souci qui guide la formation du « Club » à la clinique de La Borde fondée par Jean Oury, conçu comme « point de référence non assujetti à la hiérarchie de l’hôpital » (p. 80) où les patients pouvaient eux-mêmes organiser la vie en commun, nouer des attaches affectives, entrer en conflit, rêver, situer leurs désirs sur des objets multiples (nourriture, réunions, art, pratique de l’équitation) et s’ouvrir au jeu imprévisible de la vie en communauté, auto-gérée.
Aliénation sociale, aliénation psychopathologique
Dans cette histoire de la seconde moitié du XXe siècle où se sont réinventés les rapports entre politique, clinique et psychiatrie, les deux sens de l’aliénation (l’un social, l’autre psychopathologique) sont distincts, irréductibles, dans la mesure où les formes de la vie psychique (névrotiques et psychotiques) ne sont pas de simples « effets » des problèmes sociaux. Comme le dit Jean Oury, il ne s’agit pas de faire comme si les troubles psychiques n’étaient que les reflets du capitalisme avancé et de la montée des régimes autoritaires aux débuts du XXe siècle, « comme si la schizophrénie, la dépression, ça n’existait pas du temps d’Aristote ! » (cité par Robcis, p. 61). En sortant de la logique explicative causale, la psychothérapie institutionnelle entend plutôt montrer que les symptômes ne sont pas étanches aux formes d’organisations sociales et politiques – à la fois dans l’espace public et dans les institutions cliniques – et, en retour, que la vie sociale et politique est traversée par des désirs, affects, projections et pensées relevant de l’inconscient. La relation entre aliénation sociale et psychopathologique est complexe et Robcis montre en quoi la psychothérapie institutionnelle – notamment celle de Jean Oury – s’est (dans une certaine mesure) distinguée de l’antipsychiatrie [7] qui tendait à considérer les pathologies mentales en tant que pathologies sociales dont la résolution se situait sur un plan fondamentalement politique. Les névroses et psychoses étant une manière, plus ou moins manquée, plus ou moins génératrice de souffrances, de se défendre contre des configurations sociales rigides ou mortifères du désir, il n’y a pas lieu de les « soigner » en étouffant la vérité qu’elles expriment (notamment par la sur-médicamentation ou par des diagnostics figés) mais plutôt de les déplacer pour que les personnes retrouvent leur puissance, leur joie, leur capacité à se lier [8]. Si psychothérapie institutionnelle et antipsychiatrie ont en partage une conception de la folie comme « fidèle compagne de la liberté [9] », le souci d’une clinique aux portes grandes ouvertes sur le dehors et une attention portée au collectif, elles se différencient néanmoins autour de la question de la guérison (usages médicamentaux ou d’électrochocs) ou de celle du « lieu » d’accueil des souffrances psychiques (celles-ci étant, pour le mouvement antipsychiatrique, inextriquablement liées à la vie sociale, on ne saurait les situer à l’intérieur d’ « institutions » qui courraient le risque de former une micro-société, fut-elle inventive). Or, au sein de la psychotérapie institutionnelle, le social ne saurait être « cause » ou « origine » des souffrances psychiques car les sources de celles-ci sont multi-dimensionnelles et seule l’articulation de registres distincts (neurologie, perception du champ social, psychiatrie, psychanalyse, médecine générale) permet d’en saisir la complexité. Il n’y a pas de rapport de cause à effet, d’influence ou d’implication réciproque entre le social et le psychisme : c’est, souligne Guattari, un même flux (de désirs, d’impasses, de problèmes) qui traverse l’étouffement du désir féminin au sein d’une sexualité conjugale et les tristesses sociales du monde patriarcal (p. 86-87) [10].
Robcis restitue ainsi l’importance des premiers travaux de Michel Foucault (notamment L’Histoire de la folie) pour le mouvement antipsychiatrique mais rappelle également en quoi la compréhension foucaldienne du pouvoir vient mettre en crise la logique alternative d’une répression/libération du désir (Chapitre 4). Chez Foucault, le pouvoir rend possible des manières d’être sujet et de se rapporter à soi (discipline de soi, intériorisation de la violence etc.) qui ne sauraient être appréhendées depuis un schéma causal maintenant une extériorité entre les forces oppressives et les corps (le pouvoir produisant des effets sur des sujets, la société fabriquant ses fous). En un sens non éloigné de la pensée de Guattari ou d’Oury, le pouvoir est chez Foucault un espace d’investissement subjectif et les formes d’occupations mentales ne résultent pas simplement de forces coercitives : elles sont des configurations du désir, des affects ou des investissements corporels que les individus élaborent en se constituant comme sujets (de certains désirs, d’un certain corps etc.)
C’est pourquoi l’ouvrage de Camille Robcis offre un éclairage précieux pour penser la période contemporaine et la manière dont la vie psychique se configure à l’intérieur de processus globaux de montée des régimes autoritaires, conservateurs, nationalistes et d’extrême droite. Parce que le pouvoir n’est pas seulement coercitif et qu’il ne saurait être envisagé uniquement sous la forme de l’État ou autres appareils répressifs, il faut comprendre en quoi le pouvoir est le milieu (protéiforme, dispersé) des désirs, des manières d’être au monde et aux autres qui produisent et reproduisent (dans les rapports intersubjectifs ou à des échelles collectives) la violence, le conservatisme ou le fascisme. C’est le même type de désirs mortifères qui traverse un régime fascisant et l’effort d’un père pour humilier son enfant (il n’y a donc pas lieu de distinguer les « grands » et les « petits » problèmes, de séparer la politique des manières d’aimer, de créer ou de percevoir les couleurs d’un paysage ; l’écoute de la folie, des amitiés inventives ou un collectif militant changent également la vie et ont en partage une portée révolutionnaire). Parce que les politiques autorisant ou légitimant la violence raciale, sexiste ou de classe participent à conserver et immobiliser les configurations les plus rigides du désir (celui-ci devenant clos et fixé sur certains objets spécifiques, c’est-à-dire nourri par des passions tristes), la réflexion de la psychiatrie institutionnelle sur l’articulation entre aliénation sociale et psychopathologique offre des outils pour analyser le présent. Elle donne à penser les phénomènes contemporains d’angoisses collectives, les récits alimentés par le masculinisme, la racisme, la haine des pauvres ou des groupes les plus vulnérables (dont le pouvoir de Trump est un exemple paradigmatique) ou encore les discours des incels (« involuntary celibates ») où se nouent sur fond de peur et de sentiment de menace, la haine des femmes, la haine raciale et l’angoisse d’une précarité largement fantasmée (économique, sexuelle, culturelle).
On aurait ainsi souhaité que l’autrice développe davantage la question du corps, ainsi que celle du genre et de la race – centrales à la psychothérapie institutionnelle – dans la mesure où ce sont des lieux investis de manière privilégiée par le pouvoir (que l’on pense à l’eugénisme nazi ou à la manière dont les pouvoirs fascisants et conservateurs ciblent de façon tendancielle la sexualité, le corps des femmes ou la question de la race, configurant ainsi les désirs autour de normes hétérosexistes et raciales). Prendre en charge cette question permettrait aussi de faire se rencontrer la psychothérapie institutionnelle avec d’autres pratiques, notamment états-uniennes, qui se sont efforcées de comprendre les liens entre le racisme structurel d’Etat et les souffrances éprouvées par les populations africaines-américaines, dans l’optique d’une histoire dés-européanisée.
Par exemple, la clinique Paul Lafargue, mise en place à Harlem (New York) à partir de 1946 sous l’impulsion du psychiatre allemand-américain Fredric Wertham, témoigne d’un engagement qui entre en résonance avec celui mis en œuvre par Tosquelles, Fanon ou Oury [11]. Dans un contexte ségrégationniste où les institutions psychiatriques et médicales étaient fermées aux Noir.es, la clinique Lafargue cherchait à ouvrir un espace d’écoute et d’attention afin de déplacer, à l’aide de la psychanalyse, les expériences des patient.es. Ainsi que le souligne Ralph Ellison dans le texte qu’il consacre au moment de fondation de la clinique, « Harlem is Nowhere », l’objectif était de « donner à chaque patient désemparé un éclairage sur la relation entre ses problèmes et son environnement et, à partir de lui, de reconstruire son désir de vivre dans un monde hostile [12] ». Poursuivre les voies de réflexion engagées par Camille Robcis pourrait donc passer par une mise en réseau élargie [13] afin de rendre compte de la circulation mondiale des idées et pratiques, et de l’importance de l’amitié intellectuelle dans l’effort révolutionnaire pour susciter d’autres expériences, d’autres manières de créer du commun.
Camille Robcis, Disalienation. Politics, Philosophy, and Radical Psychiatry in Postwar France, Chicago, The University of Chicago Press, 2021, 240 p. Traduction française par Patrick Di Mascio : Désaliénation. politique de la psychiatrie. Tosquelles, Fanon, Guattari, Foucault, Seuil 2024.