Par Milan Wiertz
La Chaire Digital, Gouvernance et Souveraineté publie régulièrement les meilleurs essais et articles rédigés par les étudiants de Sciences Po dans le cadre de leurs études.
Ce billet présente l’essai rédigé par un étudiante Bachelor à Sciences Po (campus de Reims), dans le cadre du cours enseigné par Rachel Griffin et intitulé « The Law & Politics of Social Media » (Le droit et la politique des médias sociaux).
Comment les gouvernements peuvent-ils corriger le déséquilibre de pouvoir entre les éditeurs et les entreprises numériques ?
Avec l’essor des réseaux sociaux comme l’une des principales formes de consommation de l’information, des plateformes telles que Facebook, Google et Twitter se sont progressivement imposées comme des sources vitales de trafic pour les organes de presse traditionnels. Selon un rapport récent, Internet est le mode d’accès à l’information le plus utilisé, devant la télévision et la presse écrite, dans tous les pays étudiés et dans toutes les régions du monde. À mesure que l’influence des chaînes d’information traditionnelles s’estompe, les plateformes numériques sont devenues de plus en plus puissantes par rapport aux médias d’information. Elles sont devenues à la fois leur principal moyen de diffusion, puisqu’elles détiennent une position clé de contrôle sur la capacité des éditeurs à atteindre leur public, et une source cruciale de revenus, puisqu’elles représentent également la grande majorité de l’industrie de la publicité numérique. Cette situation a entraîné une diminution progressive des revenus perçus par les organes d’information et a contraint de nombreux petits éditeurs à fermer leurs portes. Ces changements ont rendu les publications traditionnelles de plus en plus précaires sur le plan financier et vulnérables aux influences extérieures, qu’il s’agisse de régimes autoritaires cherchant à renforcer leur emprise sur l’information ou de plateformes désireuses d’extraire leur valeur et d’esquiver la couverture négative.
La question de la fragilité des éditeurs est particulièrement urgente étant donné le rôle central que jouent les médias d’information indépendants dans la responsabilisation des élus et la réduction de la corruption dans les secteurs public et privé, et l’affaiblissement du quatrième pouvoir pourrait mettre en péril le système démocratique plus large qu’il a contribué à façonner. La nature existentielle de ce défi politique a incité les gouvernements du monde entier à prendre des mesures pour permettre aux éditeurs d’exiger une compensation plus importante de la part des plateformes qui bénéficient de leur contenu, notamment en Australie, dans l’UE et au Canada, mais ces efforts n’ont pas encore permis d’aborder le problème dans son intégralité, car ils manquent souvent d’application ou ne tiennent pas compte des différences d’échelle entre les publications.
Que devraient donc faire les gouvernements pour renforcer le journalisme à l’ère des réseaux sociaux ? Pour répondre à cette question, j’exposerai une stratégie politique concrète, cohérente et globale visant à réduire l’écart de négociation entre les plateformes et les éditeurs afin de renforcer les médias indépendants (et la démocratie par conséquent), grâce à des mécanismes politiques qui n’ont pas peur de mettre au pas un secteur longtemps caractérisé par un manque d’attention en matière de réglementation. Plus précisément, je recommanderai une approche en trois volets suggérant que les gouvernements devraient (I) forcer les plateformes à négocier des compensations avec les publications, (II) renforcer la position des petits points de vente, et (III) donner aux régulateurs les moyens d’agir contre les pratiques de négociation déloyales.
I. Obliger les plateformes à négocier la rémunération
Une première mesure importante déjà prise par plusieurs gouvernements dans le monde consiste à obliger les géants de la technologie à négocier de bonne foi avec les éditeurs une compensation pour les revenus provenant de l’utilisation d’articles d’actualité. Il s’agit d’obliger les plateformes à s’engager avec les éditeurs à conclure des accords de licence et à recourir à la médiation d’une tierce partie pour combler le fossé. L’introduction d’une telle législation promet de permettre aux éditeurs de bénéficier d’une compensation équitable pour les revenus générés par l’utilisation de leur contenu, leur fournissant ainsi des ressources financières supplémentaires à réinvestir dans la qualité de leur journalisme.
Les premiers résultats semblent prometteurs. En Australie, par exemple, l’introduction du code de négociation des médias d’information a été largement considérée comme un succès, et ses efforts devraient être considérés comme un excellent point de départ pour les gouvernements du monde entier. En mai 2022, les accords conclus dans le cadre de ce code étaient estimés à 200 millions de dollars australiens (environ 130 millions d’euros), soit l’équivalent de 8 % du chiffre d’affaires total du secteur en 2020, ce qui constitue un exploit remarquable. Pourtant, bien qu’il y ait des raisons de croire que ces mesures sont efficaces, en dehors de l’Australie, du Canada et de l’UE, peu de pays ont engagé une action significative dans ce sens, et d’autres devront se joindre à ces efforts pour assurer la protection du journalisme dans le monde entier. Jusqu’à présent, les plateformes ont été en mesure de marginaliser les petits États désireux d’agir contre les grandes entreprises technologiques en bloquant les contenus d’information dans ces régions afin d’alerter les marchés plus importants, mais le coût d’opportunité d’une telle mesure serait incommensurablement plus élevé si une législation était mise en place à l’échelle internationale.
Bien que certains puissent affirmer que la volonté des plateformes de cesser complètement de fournir leurs services indique que ces politiques ne sont pas viables, nous avons des raisons de croire qu’elles bluffent. Lors de l’introduction de la législation sur le marchandage en Australie, Google et Facebook ont tous deux menacé de se retirer du marché australien, mais à l’approche de la date d’entrée en vigueur, les deux entreprises ont cédé et accepté de signer des accords de licence avec les principales sociétés d’information australiennes afin d’éviter une fermeture de leurs services, ce qui suggère que leurs menaces étaient un effort d’alarmisme plutôt que l’expression de la faisabilité d’un tel plan d’action. Ne pas céder à l’intimidation des plateformes est peut-être plus pertinent dans le microcosme de l’UE. En 2014, Google a suspendu son site d’actualités en Espagne à la suite de l’adoption d’une législation l’obligeant à payer une redevance de licence collective, mais avec le développement d’une législation européenne visant des résultats similaires, l’entreprise a accepté de rouvrir son site d’actualités en Espagne, et a jusqu’à présent tenu compte des efforts français visant à mettre en œuvre des obligations similaires dans la directive européenne sur le droit d’auteur de 2019.
Ces exemples montrent qu’en dépit de leur posture, les plateformes sont désireuses et capables de négocier avec les éditeurs afin d’établir une compensation équitable pour l’utilisation du contenu, pour autant que la pression législative soit suffisante, et que les accords conclus dans ce cadre sont susceptibles de générer des revenus supplémentaires importants pour les entreprises d’information. Les résultats sont clairs : si les gouvernements veulent protéger le journalisme de la fragilité financière et de l’influence, obliger les plateformes à négocier avec les éditeurs est une première étape importante et éprouvée pour réduire l’écart de pouvoir de négociation entre les parties et augmenter les revenus des entreprises de presse.
II. Protéger les petits points de vente
La législation sur la négociation décrite ci-dessus est une étape importante, mais ce n’est pas une solution miracle, et tout effort législatif devrait chercher à compenser le déséquilibre entre les grands et les petits organes de presse pour parvenir à une solution politique globale au déclin des médias d’information indépendants. Si l’on reprend l’exemple de l’Australie, le code a fait l’objet de nombreuses critiques parce qu’il favorise les grandes entreprises médiatiques qui peuvent compter sur un plus grand pouvoir de négociation et peuvent donc revendiquer une part plus importante des investissements de la plateforme dans le journalisme. Il pourrait en résulter une consolidation accrue du secteur et, partant, une réduction de l’efficacité de sa fonction de responsabilisation.
Il est toutefois possible de faire beaucoup pour contrer ces externalités et veiller à ce que les petits médias ne soient pas laissés pour compte. Tout d’abord, une telle législation devrait permettre aux médias d’information de s’organiser en groupements de négociation collective sans craindre une action antitrust. Dans le cadre de la réglementation existante, les entreprises sont considérées comme enfreignant le droit de la concurrence si elles travaillent ensemble pour fixer les prix, et ce pour de bonnes raisons, mais nous ne devons pas oublier l’objectif d’une telle législation : protéger la partie la plus faible. Si, traditionnellement, cette partie faible est le consommateur, dans le cas des plateformes contre les éditeurs, ce sont les éditeurs, en particulier les plus petits, qui ont besoin d’être protégés et, dans ce contexte, la négociation collective par les médias s’apparente davantage à une syndicalisation des travailleurs pour obtenir un meilleur salaire qu’à un effort pour fausser le marché. En autorisant une exception à la législation antitrust pour les négociations collectives, les gouvernements peuvent promouvoir la collaboration entre les (petits) organismes de presse afin d’améliorer leur position de négociation et de recevoir une compensation équitable pour leur contribution aux revenus de la plateforme.
En outre, les gouvernements devraient prévoir une norme minimale de rémunération applicable à tous les organes de presse au lieu d’un accord spécifique entre les parties. Il s’agirait de fixer une valeur de référence pour la rémunération de l’utilisation du contenu médiatique par les éditeurs enregistrés, que les plateformes paieraient au gouvernement et qui pourrait ensuite être transférée auxdites publications par le biais de crédits d’impôt. L’objectif est double. D’une part, elle faciliterait la mise en place de flux de financement vers les petits organes de presse, étant donné que le coût administratif de la gestion des petits paiements individuels par les plateformes impliquerait une opération bureaucratique à grande échelle, que les gouvernements sont déjà en mesure d’assumer. D’autre part, cela fournirait une base de négociation permettant aux publications de faire pression pour obtenir un accord « au moins aussi bon » que la base gouvernementale, par opposition à l’approche « tout ce que nous pouvons obtenir » appliquée jusqu’à présent, qui a laissé beaucoup plus de pouvoir à la plateforme. Les entreprises de presse seraient toujours incitées à négocier pour obtenir un accord plus intéressant, qu’il s’agisse d’exiger un taux plus élevé ou même de bénéficier d’une compensation directe plutôt que d’une réduction d’impôt. De même, les plateformes seraient incitées à négocier des taux plus bas ou des conditions plus avantageuses, mais leur capacité à intimider les médias pour qu’ils acceptent des accords défavorables serait annulée.
Dans l’ensemble, les gouvernements doivent veiller à ce que toute législation visant à remédier au déséquilibre des pouvoirs entre les plateformes et les publications tienne compte de l’importance de maintenir en vie les médias locaux et de petite taille et évite d’encourager par conséquent une consolidation accrue du secteur.
III. Donner aux régulateurs les moyens de contrôler les écarts de négociation
Enfin, les gouvernements devraient veiller à ce qu’un pouvoir réglementaire fort existe pour superviser la législation sur la négociation. Une mesure importante de l’impact de toute réglementation est sa mise en œuvre et, dans le cas de la négociation sur les médias, cela dépendra de la volonté des gouvernements d’accorder aux régulateurs un pouvoir suffisant pour faire respecter les nouvelles obligations des plateformes vis-à-vis des éditeurs, car cela pourrait faire ou défaire l’efficacité de la politique.
Le meilleur exemple en est peut-être l’application différente de la directive européenne sur les droits d’auteurs de 2019 par la France et les autres États membres de l’UE. Si la première a transposé avec empressement une interprétation stricte de la législation et a permis à son régulateur d’aller de l’avant avec une politique de mise en œuvre agressive, obligeant Google à négocier avec les éditeurs et infligeant de lourdes amendes en cas de non-respect, d’autres États se sont montrés plus hésitants à faire respecter les obligations en matière de rémunération.
Les gouvernements qui cherchent à protéger le journalisme devraient suivre l’exemple de la France et donner à leurs régulateurs des pouvoirs concrets et une marge de manœuvre pour faire respecter l’exigence de négociations de bonne foi, notamment la possibilité d’infliger des amendes aux entreprises qui refusent de négocier. Mais il ne faut pas s’arrêter là. L’une des critiques les plus fréquentes concernant la mise en œuvre actuelle des lois sur la négociation est le manque de transparence, qui crée une asymétrie d’information entre les plateformes, qui ont accès à la valeur créée par le contenu et les accords précédents, et les éditeurs, qui peuvent au mieux estimer le montant qu’ils devraient réclamer pour l’octroi de licences sur leur contenu, ce qui a des effets préjudiciables pour la partie manquant d’informations. Dans le même temps, la publication des conditions pourrait se heurter à une forte résistance de la part des deux parties. Dans ce dilemme, les régulateurs pourraient jouer le rôle d’intermédiaire en demandant aux plateformes de partager des informations avec les régulateurs concernant l’étendue de l’utilisation et la valeur générée par le contenu d’un éditeur donné. De cette manière, les régulateurs pourraient établir un taux raisonnable à appliquer pour les contenus non couverts par des accords de licence dans le cadre du régime de crédit d’impôt susmentionné et proposer des recommandations de médiation éclairées. Les régulateurs pourraient ainsi trouver un équilibre entre transparence et secret difficilement égalable par d’autres moyens.
En outre, les régulateurs pourraient être autorisés à publier des rapports globaux sur le fonctionnement de la législation afin d’assurer une plus grande transparence et de vérifier l’efficacité de la réglementation. Les régulateurs devraient également être habilités à empêcher les plateformes de traiter les éditeurs de manière inégale en fonction des termes de leurs accords, en particulier entre les points de vente participant au système de crédit d’impôt et ceux ayant conclu des contrats de licence. À défaut, les plateformes pourraient secrètement mettre en avant des contenus « bon marché » par rapport à des contenus couverts par des droits de licence plus substantiels, ce qui nuirait à l’égalité des conditions de concurrence. Bien que certains puissent s’opposer à l’octroi d’une influence aussi large aux régulateurs en raison de leur nature technocratique et du risque de capture réglementaire, la taille des géants de la technologie fait qu’il est difficile de s’en remettre uniquement à l’application par le biais de procédures judiciaires. En l’absence d’un régulateur, il est peu probable que les éditeurs, en particulier les petits points de vente, poursuivent de manière indépendante les procédures judiciaires interminables qui caractérisent les procès des grandes entreprises technologiques, car il est peu probable qu’ils puissent en supporter le coût (et les retombées potentielles de « mordre la main qui vous nourrit »). Le rôle prépondérant des régulateurs semble donc être un mal inévitable, nécessaire pour garantir le respect de la législation.
La nature du secteur et le déséquilibre entre les parties soulignent donc la nécessité de disposer de régulateurs puissants chargés de veiller à ce que les négociations se déroulent de bonne foi et à ce que les plateformes ne soient pas en mesure d’exercer des représailles à l’encontre des points de vente qui ne sont pas disposés à tenir compte de leurs exigences, tout en offrant une occasion unique d’instaurer un niveau relatif de transparence dans le secteur.
Remarques finales
L’affaiblissement continu des éditeurs face aux plateformes a révélé un défi fondamental pour le journalisme et, plus largement, pour la démocratie, car les médias sont devenus de plus en plus dépendants des géants de la technologie pour leur diffusion et leur monétisation. Dans ce contexte, il est essentiel que les gouvernements du monde entier s’engagent dans une législation renforçant la position de négociation des éditeurs pour défendre leur viabilité financière et leur indépendance. J’ai notamment plaidé pour que les gouvernements créent un cadre de négociation qui favorise la conclusion d’accords de licence tout en tenant compte de la faiblesse particulière des petits points de vente et en incluant une autorité de régulation forte capable de prendre des mesures pour mettre en œuvre cette législation si nécessaire.
Milan Wiertz est étudiant en Bachelor of Arts à Sciences Po et à University of British Columbia (Campus de Reims). Milan s’intéresse principalement à l’élaboration des politiques européennes et au journalisme. Il aime étudier les interactions entre la gouvernance et la réglementation, d’une part, et la sphère numérique et les avancées technologiques, d’autre part.