« Que reste-t-il de Jean Giraudoux à l’aurore — déjà bien avancée — du xxie siècle ? La question éveille encore une réaction indignée et/ou un sentiment douloureux chez un bon nombre d’amoureux de la littérature, ce qui prouverait si nécessaire que ses œuvres n’ont pas totalement disparu du paysage affectif et culturel de la France contemporaine1. »
1C’est en ces termes qu’Yves Landerouin commence sa préface au premier volume des Essais de Giraudoux, publié dans la Bibliothèque de littérature du xxe siècle des éditions Classiques Garnier en 2020. Deux ans plus tard, un second volume, encore plus copieux que le premier (1175 pages), rassemble la suite de ces essais, les textes critiques et politiques.
2Si Giraudoux reste connu et apprécié du grand public pour son œuvre dramatique, il faut reconnaître que ses romans ont aujourd’hui un lectorat des plus réduits. Les amateurs de romans se privent ainsi du plaisir que peut procurer la lecture de Combat avec l’ange, de Choix des élues ou des Aventures de Jérôme Bardini. Que dire du lectorat des essais de Giraudoux ? Curieusement, Littérature, volume publié en 1941 chez Grasset, reste cité et même réédité, d’abord dans la collection « Idées » chez Gallimard en 1967, puis dans la collection « Folio Essais » en 1994. Il prend sa place au milieu de ces essais sur la littérature, écrits par des écrivains, au même titre que les Préférences de Julien Gracq ou le Sous bénéfice d’inventaire de Marguerite Yourcenar, pour ne citer que ces deux exemples. Giraudoux entre de plein droit dans cette grande école de la critique des créateurs. Qu’en est-il des textes politiques ? Dans l’entre-deux-guerres, et surtout dans les années trente, la plupart des grands romanciers français ont publié des essais : c’est le cas de Gide, de Bernanos, de Giono. Henri Godard, à propos de Giono, a bien insisté sur les dérives auxquelles les essais pouvaient conduire ces romanciers2. Pierre Glaudes et Jean-François Louette dans leur synthèse sur l’essai s’interrogent aussi sur ces ouvrages publiés dans les années trente3. Il faut enfin rappeler que le corpus des essais de Giraudoux a fait l’objet d’un colloque à l’Université d’Aix-Marseille, organisé par Mireille Brémond, Annick Jauer et Anne-Marie Prévot. Les actes de ce colloque ont été publiés dans le numéro 44 des Cahiers Jean Giraudoux, publiés par Classiques Garnier en 2016.4
3La première partie de ce second tome, soit environ la moitié du livre, regroupe avec les deux livres publiés par Giraudoux, Les Cinq Tentations de La Fontaine et Littérature, une série de préfaces et d’articles divers. L’ensemble de ces textes invite à redécouvrir un Giraudoux lecteur et admirateur des œuvres littéraires. Les Cinq Tentations de la Fontaine rassemble les cinq conférences sur La Fontaine données par Giraudoux à l’Université des Annales en 1936. Comme l’a noté Jacques Body dans sa grande biographie de Giraudoux, l’auteur d’Ondine « s’est approprié La Fontaine ». Un peu comme Giono s’est approprié Machiavel ou Monluc, dans les introductions qu’il rédige pour les éditions de ces auteurs dans la Bibliothèque de la Pléiade. La Fontaine devient comme « un alter ego » de Giraudoux (Yves Landerouin, p. 34). À tel point que les « cinq tentations » leur furent plus ou moins communes. L’auteur des Fables est associé par Giraudoux à sa vocation littéraire. Comme l’écrit Pierre d’Almeida, « Giraudoux suggère qu’un écolier limousin que rien ne prédispose à l’écriture, s’il prend La Fontaine pour intercesseur, peut, sans renier ses origines, entrer en littérature5 ».
4Volume publié chez Grasset en 1941, Littérature est une « discrète mais efficace machine de guerre contre l’esprit de Vichy », comme le souligne dans le Dictionnaire Giraudoux Pierre d’Almeida6. Ce volume forme un bel éloge de la littérature qui est, pour Giraudoux, la preuve, la condition, et le fruit de ce qu’il nomme la civilisation7. Pierre d’Almeida ajoute qu’« il est difficile aujourd’hui de se représenter ce qu’il y avait en 1941 d’audacieux à proposer comme une sorte de ligne de crête dans l’histoire de la littérature française les noms de Racine, de Laclos, de Nerval » (p. 214) ; aussi faut-il voir aussi dans ce livre une « contre-histoire » de la littérature.
5Giraudoux magnifie le talent de Racine, mais tout en affirmant que c’était la civilisation du siècle de Louis XIV qui était « elle-même le génie », et non pas celui qui en a porté l’expression à un « niveau inégalable ». Il voit dans Laclos un autre Racine, mais aussi un précurseur de Dostoïevski, et des Possédés (p. 278). Il célèbre la grandeur de Nerval qui est « d’avoir confié son destin à son art » (p. 287) : Aurélia est « une leçon suprême de poésie », car, pour Giraudoux, « le poète est celui qui lit sa vie, comme on lit une écriture renversée, dans un miroir, et sait lui donner par cette réflexion qu’est le talent, et la vérité littéraire, un ordre qu’elle n’a pas toujours » (p. 287).
6À la suite des textes consacrés à Racine, Laclos, Nerval, ce volume de 1941 rassemble aussi des textes, souvent assez brefs, dans une partie intitulée « Polémique ». On y trouve en particulier quatre pages sur « l’esprit normalien » : il faut opposer l’éloge de l’École Normale Supérieure, présentée comme « un assemblage d’êtres qui éprouvent le besoin de se réunir pour vivre une vie particulièrement et passionnément individuelle » (p. 331), à la dénonciation de l’individualisme par la presse de la collaboration qui « exigeait que l’École fût supprimée8 ».
7« De siècle en siècle » est le texte d’une conférence prononcée en 1930 à l’Université des Annales à l’occasion du centenaire d’Hernani. Giraudoux écrit : « ce centenaire ne nous a pas émus. Nous avons fêté Hernani non comme une recette de jeunesse, mais comme nous fêterions vraiment un aïeul qui aurait cent ans, tout heureux de constater qu’il n’a pas perdu la plénitude de ses facultés et qu’il sait chanter à table sa chanson. » (p. 359-360) En s’interrogeant sur le romantisme, Giraudoux en vient à faire l’éloge d’un nouveau romantisme dont il annonce l’avènement, et que symbolisent les noms de Proust et de Claudel. Dans un article publié à la suite de l’échec de la candidature de Claudel à l’Académie Française en 1935, « Paul Claudel et l’Académie », Giraudoux témoignera de son admiration pour Claudel. Claudel, qui voyait dans La guerre de Troie n’aura pas lieu une apologie de la lâcheté, saluera, à la mort de Giraudoux, son théâtre « qui illumina de ses feux la sombre cavité de l’entre-deux-guerres9 ».
8Sont aussi rassemblés, dans ce second volume d’Essais de Giraudoux, des préfaces et des articles. Ainsi, ce discours écrit par à l’occasion de l’attribution en 1937 du nom d’Alain-Fournier au lycée de garçons de Bourges, intitulé « Et moi aussi j’ai été un petit Meaulnes ». On comprend que « l’attachement de Giraudoux à celui qui sera éternellement son cadet, c’est l’enracinement dans une province française, que l’écrivain ressuscite » (p. 590). Ou encore, la préface parue en 1938 pour l’édition Albin Michel du livre d’Annette Kolb sur Mozart, et intitulée : « Rencontres d’enchanteurs, Giraudoux : ce que j’aurais dit à Mozart »10. Annette Kolb avait contribué à la traduction de la version de La guerre de Troie n’aura pas lieu, créée à Vienne en 1936. L’éloge de Mozart en 1938 était un éloge de la « vraie » Allemagne. Comme en 1943, l’Hommage à Marivaux11 permit à Giraudoux de rappeler le message des Lumières au milieu de la « sombre nuit » qui s’est abattue sur la France.
9Avec Montherlant, Giraudoux est un des écrivains français qui a le plus célébré le sport et défendu ses bienfaits. La seconde partie du volume s’ouvre sur Le Sport, ensemble de textes consacrés au sport, amateur et professionnel, aux Jeux Olympiques, au Paris sportif. Comme l’écrit Annie Besnard dans sa notice, pour Giraudoux « la beauté, que la pratique de l’exercice physique favorise, apparaît de façon récurrente, […] à la fois comme « politesse suprême », et comme garantie de l’excellence de la pensée et du style en littérature. Giraudoux donne en exemple les héros de Racine et disqualifie le romantisme », qui « admet les corps difformes » (p. 642). Chez Giraudoux, l’éloge du sport est aussi un « souci à résonance sociale » : « par l’intermédiaire du sport, Giraudoux aborde une question qui préoccupe les gouvernements depuis la fin du xixe siècle : l’amélioration de la santé » (p. 643). Avec ce texte sur le sport, publié en 1928, Giraudoux, pour la première fois, « s’engage sur un sujet qui concerne la vie de ses concitoyens et qui a des implications politiques » (p. 647).
10Berlin est un texte publié en 1932 chez Emile-Paul, qui reprend avec quelques variantes une première version publiée en 1930 sous le titre Rues et visages de Berlin. Giraudoux voit dans Berlin l’exemple à suivre en matière d’urbanisme, en rappelant la place qui y est faite à la nature, et aux bains publics. « Berlin n’est pas une ville de jardins, c’est un jardin » (p. 722). L’éloge de Berlin est l’éloge de ses architectes :
Une cohorte d’architectes de talents, Peter Behrens, Erick Menselsohn, Hans Poelzig, Max Taut ont trouvé au cœur de Berlin ce que nos architectes n’ont trouvé qu’au Maroc, dans le sable et la brousse : l’espace, la tenue, la liberté. Des rues immenses […] vous livrent une ville ouverte, aérée, et dont les immenses monuments publics, même imparfaits, semblent en tous cas inspirés par l’architecture modèle du futur et non du passé. (p. 724-725)
11Giraudoux est sensible à la qualité de vie offerte aux habitants de la ville.
Tout le Berlin nouveau, de Lichterfeld à Grünewald, est une ville de bains, sans sources particulières, un port de plaisance sans la mer, mais cette notion de vacances qui est écrasée pour le bourgeois français entre les chaleurs de juillet et les pluies de septembre, s’y épand dans chaque journée, dans chaque heure […]. (p. 725)
12La Française et la France : sous ce titre, Giraudoux a réuni trois conférences faites à l’Université des Annales en 1934. Yves Landerouin souligne que Giraudoux
remet en question plusieurs stéréotypes. Et peut-être aucune autre question que celle de la place de la femme dans la société n’amène mieux à voir à quel point l’auteur de Suzanne et le pacifique, tout en collant à son époque, est tourné vers les préoccupations les plus actuelles. Sans pouvoir ni vouloir être qualifié de féministe, il accompagne voire anticipe les revendications de nos contemporaines. (p. 23)
13Giraudoux estime en effet que « les civilisations, quelles qu’elles soient, sont déterminées avant tout par un facteur : les rapports de l’homme et de la femme ». Il considère qu’une femme peut parfaitement remplacer, par exemple à un poste de pouvoir, un homme qui a déçu ses électeurs.
14Ce volume publié par Gallimard en juillet 1939 réunit les textes de cinq conférences faites par Giraudoux à l’Université des Annales en février et en mars 1939. Dans le texte de la première conférence, « Le vrai problème français », Giraudoux affirme que « le problème français est un problème intérieur, non extérieur » (p. 868). Non qu’il sous-estime la menace allemande, mais « il redoute que la France ne soit trop affaiblie, physiquement et moralement, pour tenir sa place dans un monde dominé par les États totalitaires et affronter ceux-ci le moment venu » (Pierre d’Almeida, p. 843). Giraudoux a sa propre manière de penser la relation avec l’Allemagne et l’Italie :
Le plus grand service qu’une nation puisse se rendre à elle-même n’est pas plus de désirer anéantir la nation rivale que de s’effacer devant elle, mais au contraire, d’en fortifier l’essence même. […] La lutte entre les nations est toujours fructueuse si elle ressemble à la lutte de ces poissons dont la rivalité s’exerce, dans l’aquarium, non par les dents et le massacre, mais par l’avivement de leurs couleurs. […] Avivons-nous. (p. 860‑861)
15Giraudoux a aussi sa propre manière de penser le colonialisme, « non pas l’exploitation des peuples inférieurs », mais « la liaison d’une communauté avec d’autres continents » (p. 865).
16Le texte de la seconde conférence (« La France peuplée ») contient les pages les plus contestées, les plus souvent citées, et sans doute les seules vraiment inacceptables, de Giraudoux. Pierre d’Almeida, dans le Dictionnaire Giraudoux, note qu’« aucun texte de Giraudoux n’a été plus commenté depuis trente ans : quelques pages consacrées à l’immigration constituent l’unique pièce à conviction dans le procès qu’on ne cesse d’instruire contre lui » ; il renvoie à l’article de Meschonnic, « Giraudoux, la laideur de la beauté », publié dans le numéro 841 de la revue Europe, consacré à Giraudoux12.
17Jean-François Louette n’épargne pas non plus le Giraudoux de Pleins Pouvoirs et cite, dans son livre sur l’essai13, la phrase de Giraudoux qui rejette les « races primitives ou imperméables, dont les civilisations, par leur médiocrité ou leur caractère exclusif, ne peuvent donner que des amalgames lamentables » (p. 893). En note, il rappelle que Giraudoux, « dans des pages qu’on regrette pour lui, vilipende les immigrants qui », écrit Giraudoux, « dénaturent [notre pays] par leur présence et leur action. Ils l’embellissent rarement par leur apparence personnelle. Nous les trouvons grouillants sur chacun de nos arts ou de nos industries nouvelles et anciennes, dans une génération spontanée qui rappelle celle des puces sur le chien à peine né » (p. 891). Ces pages écrites en 1939 ont encore une résonnance particulière en 2024. À ce titre, elles méritent d’être connues, ne serait-ce que pour rappeler à quel point ces questions de l’identité française, de l’immigration et de l’intégration ont alimenté, et empoisonné, le débat politique en France au vingtième siècle, et à quel point elles ont pu conduire aux pires tragédies.
18Dans cette seconde conférence, « La France peuplée », Giraudoux commence par poser le problème de la dénatalité en France, ainsi que celui du taux de mortalité. Il déplore le peu de place faite au sport : « le sport […] est en jachère » (p. 879), ainsi que l’insuffisance de la politique de l’hygiène. Giraudoux en vient ensuite à la place des étrangers, et à leur assimilation. « Il n’y a pas que le Français qui naît. Il y a le Français qu’on fait. L’assimilation d’étrangers […] est une des caractéristiques les plus heureuses de notre civilisation » (p. 886). Giraudoux qui indique que la naturalisation des étrangers compense le déficit des naissances, s’interroge ensuite sur les problèmes que peut poser cette assimilation des étrangers. Il rappelle qu’à la différence des États-Unis, la France de l’entre-deux-guerres n’a pas défini « les règles d’une immigration rationnelle » (p. 889), et critique alors la politique française d’accueil des immigrés (p. 893). Mais Giraudoux se défend pourtant d’être xénophobe : « Cette phrase : “la France aux Français”, au lieu de m’enrichir me dépossède. Et il est vrai aussi que je ne saurais que louer nos dirigeants d’avoir fait de la France un refuge pour nombre de vrais Européens. Poussés par la catastrophe, la panique, l’assassinat, ils s’y sont réfugiés parce qu’elle est l’impasse et le départ, l’impasse de l’Europe, le quai des nouveaux mondes, provisoirement fermés, et, à leur défaut, de l’espérance » (p. 895). Giraudoux fait allusion au système de quotas mis en place par les États-Unis dès le début des années vingt, puis par le Canada en 1930, et à la fermeture de l’Argentine après le coup d’état de 1930 : la France devient le refuge obligé des immigrants qui ne pouvaient plus aller en Amérique. Si Giraudoux se félicite de cette politique d’accueil de la France, il fait cependant une distinction entre les émigrés et se méfie de ceux qui « habitués à vivre en marge de l’État et à en éluder les lois, habitués à esquiver toutes les charges de la tyrannie, n’ont aucune peine à esquiver celles de la liberté » (p. 892). On devine quelles communautés sont visées par Giraudoux. Mais il faut aussi rappeler, ce que font les spécialistes de Giraudoux, que l’auteur de Pleins pouvoirs n’a par la suite rien écrit en faveur de la Collaboration, et qu’après l’invasion de la zone libre, il entra en contact avec des résistants14.
19La troisième conférence révèle un Giraudoux soucieux de l’urbanisme15, plutôt de gauche. Giraudoux qui estime que « le citoyen français, qui jouit de tous les droits civiques et spirituels, n’a pas de droits urbains » (p. 905), déplore « la décadence du génie urbain de la France » (p. 910). La quatrième conférence (« La France moderne : Nos travaux ») complète cette réflexion de Giraudoux en matière d’urbanisme et d’architecture et propose un programme de grands travaux.
20Giraudoux a parfois « des accents déjà gaulliens » (Pierre d’Almeida, p. 843) lorsqu’il évoque la mission et le rang de la France, mais on est en droit de s’interroger sur les présupposés de « la France peuplée ». Et aussi de s’interroger sur les raisons qui font de Giraudoux à la fois l’auteur d’Ondine et d’Électre, et celui de Pleins pouvoirs. Faut-il distinguer deux Giraudoux ? L’écrivain, et le conférencier ? Giraudoux s’est-il égaré dans son texte sur « La France peuplée » ? Peut-être. Le lecteur du xxie siècle jugera.
21Il reste que Giraudoux n’est pas seulement l’auteur de Pleins pouvoirs, il est aussi ce grand esprit cosmopolite, pétri de culture grecque, admirateur de l’Amérique16, célébrant aussi le Portugal dans un texte magnifique. Et que Giraudoux, le fin germaniste, auteur de Siegfried et le Limousin, est aussi celui qui s’amuse de la France dans Adorable Clio : « Ô France, laisse-moi te brouiller de la main comme un jeu auquel on ne jouera plus de tout le jour, de toute la vie… Ô Béarn, chef-lieu Orléans ! Ô Compiègne, chef-lieu Albi ! […] Ô Nuit, chef-lieu Poitiers17 ! » Il fallait que, pour les lecteurs et les chercheurs du xxie siècle, l’ensemble des essais de Giraudoux soit rassemblé dans une édition critique. Il faut donc saluer ici le remarquable travail d’Yves Landerouin et de son équipe.